vendredi 1 juillet 2016

Le meilleur moment de la journée



Lors d'une soirée avec des amis, la conversation arrive sur le thème du bonheur.

Les définitions générales commencent à emboliser la discussion. Ça ne m’intéresse pas, les généralités, surtout quand on parle de bonheur : seul le concret nous sert et nous éclaire. Ou en tout cas, tout doit commencer par lui, on théorisera ensuite, on généralisera après. Avant, c’est du bla-bla, du prêt-à-penser recraché, du précuit sans surprise et sans goût.

« Du concret ! » : je réclame des récits, si possible tout frais, pas bidouillés par notre mémoire, pas reconstruits par notre vision du monde, pas effacés par notre oubli.

Alors, je demande aux convives, tous venus en couples, de raconter le meilleur moment de leur journée, d’une journée ordinaire. L’extraordinaire ne m’intéresse pas, pas à ce moment. Si notre sentiment de bonheur ne se nourrit que de l’extraordinaire, nous sentir pleinement heureux sera bien difficile et bien rare. Pourquoi pas, je comprends que cette quête soit fascinante pour certains. Mais ce n’est pas la mienne, ni comme humain (pas assez fort, pas assez doué) ni comme médecin (mes patients sont à mon image).

Pour me faire plaisir, ou parce que ça lui fait plaisir, une de nos amies, douée pour le bonheur - je la connais depuis longtemps - se lance…

« Moi, j’adore prendre le petit déjeuner avec mon mari le matin, c’est le meilleur moment de ma journée ! »

Le mari est surpris : « Mais tu m’as dit il y a quelques jours que c’était quand on s’endormait le soir en se serrant dans les bras ? »

Et elle, pas embarrassée : « Ah, oui, ça c’est aussi un meilleur moment de la journée ! Et il y a aussi quand nous dînons tous ensemble en famille, et qu’il y a une bonne ambiance. Et quand j’étends le linge au jardin, pieds nus dans l’herbe, en écoutant les oiseaux chanter. En fait, toute ma journée est parsemée de bons moments. Et à chaque fois, j’ai l’impression que c’est le meilleur ! »

Tout le monde rigole et tout le monde pense la même chose : « c’est vrai, elle a raison ».

Elle a raison, et c’est bien là que tout se passe : à chaque instant de vie simple, de bonheur simple, nous sommes à un sommet de bonheur. Que ce soit une petite colline ou un grand pic, peu importe : nous sommes au-dessus des nuages de l’indifférence ou de la souffrance.

Les récits affluent ensuite, mais chacun a été marqué par la force et la sincérité de ce premier témoignage, et les expériences convergent : l’art d’être heureux, c’est savoir se réjouir de tous les moments agréables de la journée, même si ce sont toujours les mêmes, même s’ils sont ordinaires, même si à côté d’eux nous vivons aussi des galères, même si la souffrance est là.

À chaque grâce croisée, à chaque bonheur tombé du ciel ou sorti de terre, à chaque fois, se dire, en souriant comme un enfant : « j’adore cet instant, je m’y sens bien, à lui tout seul il rend cette journée belle ».

Quel est le plus beau ? Au fond, on s’en fiche ; ma question était idiote, mais les réponses données ne l’étaient pas. Chaque moment de bonheur est le plus beau. Ou : le plus beau, c’est toujours celui que nous sommes en train de vivre.


Illustration : un soldat endormi, surpris dans la cathédrale de Freiburg, vers 1350. Un des meilleurs moments de sa journée, peut-être...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mai 2016.