vendredi 23 décembre 2016

Ne jamais dire "rien"



Cette semaine j’ai vu la surprise et la déception dans les yeux de mes filles.

C'est parce qu'elles m’ont demandé ce que je voulais pour Noël. En général, je leur demande du bon thé, du bon vin, un bon livre. Mais là, j’ai écouté mon cœur, et mon cœur m’a dit : tu n’as besoin de rien, tu as déjà tout ce qu’il te faut, n’embête pas tes filles avec des demandes de cadeaux. Alors je leur ai dit, comme ça : « Merci les filles, c’est gentil, mais je n’ai besoin de rien. »

A la tête qu’elles ont fait, j’ai compris que je venais de commettre une gaffe, de les priver de la joie des achats et des préparatifs de la fête. J’ai compris qu’à 18 ou 20 ans, ça les amusait, de faire des cadeaux à Noël ; tandis que moi, à 60 ans, ça me barbait. Je me suis souvenu de la chanson sacrilège de Pierre Perret que je chantais, ado, quand Noël m’agaçait un peu…

Oui, vraiment, à la tête de mes filles j’ai compris que j’avais gaffé. Ne jamais laisser les humains face au vide, au néant : ça les angoisse ! Il nous faut toujours quelque chose plutôt que rien.

C’est comme ça en médecine : quand on ne trouve pas d’où viennent les petits symptômes pas trop graves d’un patient, on ne doit pas lui dire « vous n’avez rien » mais trouver une explication (il y en a toujours une, d’ailleurs, il faut faire l'effort de la chercher) à ce qu’il ressent.

Et à Noël c’est pareil, on ne doit pas dire à nos proches pleins de bonne volonté : « je ne veux rien », mais : « le plus beau cadeau, ce sera que vous soyez là, qu’on soit tous ensemble », puis faire tout de même un vœu de tout petit cadeau de rien du tout.

En plus, c’est vrai qu’ensuite, je suis toujours touché rétrospectivement par leurs cadeaux : parce qu’en les revoyant, des années après, je revois l’intention d’amour. La preuve, je garde précieusement tous leurs cadeaux depuis qu’elles sont petites. Ça m’arracherait le cœur de les jeter. Mon cœur s’ouvre et se réchauffe quand je passe devant tous ces objets chargés d’affection, ils me font du bien. Longtemps après Noël, ils continueront de vivre comme des petits bouts d’amour, qui rallumeront régulièrement le souvenir de tous mes bonheurs paternels.

Au fait, joyeux Noël à vous toutes et vous tous, mes chers internautes !


Illustration : sourires, par Frédéric Richet.

PS : ce texte reprend ma chronique du 20 décembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.





mercredi 14 décembre 2016

Un peu de piment dans le compartiment…



Cette semaine, j’étais dans un train tôt le matin, de retour d’une conférence qui avait eu lieu la veille au soir. Tout le wagon était rempli de cadres qui partaient travailler, et qui faisaient les trucs habituels des cadres dans le train : ils rédigeaient des rapports sur leur ordinateur, ils discutaient entre eux de la réunion qui les attendait à Paris, certains regardaient des films d’action et d’autres lisaient L’Équipe. Bref, un environnement pas très fun et un peu fade. Et là, un petit truc se passe, comme je les aime…

Une vieille dame débarque dans le compartiment, assez chic avec une belle permanente blanche, arrive à sa place, et là, surprise : un monsieur en costume cravate y est déjà assis et discute avec ses collègues.

Elle l’interpelle : « - Monsieur, je crois que vous êtes assis à ma place ! » et ils commencent à discuter : « - Ah, madame, je ne crois pas, vous avez bien la place 54 ? - Oui monsieur, la 54 ! - C’est bizarre ; et vous êtes sûre que vous êtes dans la voiture 2 ? - Ah non, je suis dans la voiture 1 ! Ce n’est pas voiture 1 ici ? - Eh non, madame, c’est la 2, vous n’êtes pas dans la bonne voiture… »

Là, le train commence à démarrer et la petite dame, elle, commence à s’affoler, toute seule de son espèce au milieu des cols blancs qui la regardent, un peu amusés. Elle ne sait pas comment rejoindre la voiture 2, parce que ce sont des voitures de TGV à 2 étages, nous sommes à l’étage du bas, il faut repasser par le compartiment du haut pour changer de voiture. Apparemment, elle n’a jamais fait ça de sa vie, elle a l’air très inquiète.

Alors le groupe de cadres la prend sous son aile, et finit par lui trouver une place vide non loin d’eux : « mettez-vous là madame, il n’y a personne ! »

Mais non, ça ne lui va pas à la dame, elle fait non de la tête, un peu gênée : « c’est pas dans le sens de la marche, vous comprenez, ça me rend malade » et elle reste debout dans le couloir avec son air perdu, têtu mais aussi attendrissant. Les cadres s’agitent à nouveau, chamboulent leurs places, et arrivent à la caser dans le sens de la marche après un petit jeu de chaises musicales.

Ça y est, tout le monde est rassis et chacun reprend ses activités. Moi, je regarde par la fenêtre le paysage qui défile…

Je souris tout seul, tandis que le train accélère doucement. Ça m’a plu de voir tous ces inconnus se bouger les fesses pour cette petite dame. Mais ce que j’ai encore plus aimé, c’est le petit rebond de l’histoire, son petit grain de sel, quand elle refuse la place qu’on lui offre pour en avoir une dans le sens de la marche. Moi je n’aurais jamais osé, après avoir fait bouger tout le troupeau de cadres, réclamer ça. Elle l’a fait et ça me plait.

Et vous, vous auriez fait quoi à la place de la dame ?


Illustration : aidons-nous et sourions-nous les uns les autres...

PS : ce texte reprend ma chronique du 29 novembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


vendredi 2 décembre 2016

Baston de moutons



Cet été, lors de vacances au Pays Basque, je suis en train de marcher sur des petits chemins. C’est le matin, il est tôt, je renifle les odeurs de bois et de terre humide, qui commencent à se réchauffer sous les premiers rayons du soleil.

À un moment, j’entends des chocs sourds derrière des buissons ; je m’approche : ce sont deux moutons qui se battent, en se donnant de grands coups de tête, comme des piliers de rugby qui rentrent en mêlée. Le reste du troupeau s’est un peu écarté et observe la bagarre. Au bout d’un moment, un des deux combattants commence à en avoir marre, et cherche à se dérober, refuse le combat, fait semblant d’aller brouter, l’air de rien. Mais l’autre le suit obstinément, et puisque l’adversaire ne veut plus se battre, il continue de lui donner des coups de tête, mais dans les flancs cette fois. Je me dis que ça va mal finir, qu’il va lui casser des côtes ou lui éclater la rate…

Mais un autre mouton sort du troupeau et s’interpose doucement, avec insistance, pour empêcher le vainqueur d’écraser le vaincu. Peu à peu le cogneur se calme, et les belligérants se séparent, le troupeau reprend sa vie normale.

Ça m’a plu, cette petite scène. Je reste un long moment à observer les moutons ; mais je pense à l’espèce humaine : chez nous aussi, il y a des personnes qui calment, apaisent, interrompent les conflits, tentent de protéger les vaincus de l’acharnement des vainqueurs à les achever, à les humilier. Au lieu de rester, comme les autres, à distance de l’affrontement, indifférents ou voyeurs.

On les appelle parfois des « bienveilleurs », ces individus soucieux d’apporter douceur et bienveillance au sein de leur troupeau, ovin ou humain. En anglais existe le terme de « toxic handler », qui désigne, notamment au sein d’une entreprise, les personnes qui prennent sur elles un peu de la souffrance de leurs collègues, qui font preuve d’écoute, d’empathie, de douceur, de compassion.

Ce sont des gens précieux, indispensables pour qu’une communauté soit vivable. Ce qui fait que l’ambiance est bonne dans un groupe, c’est bien sûr qu’il y ait des personnes souriantes et drôles, mais aussi qu’il y ait une proportion de bienveilleurs et d’altruistes suffisamment élevée. Les troupeaux où dominent les comportements narcissiques, égoïstes, indifférents à autrui, ont une ambiance irrespirable.

L’action des bienveilleurs est souvent invisible et discrète. Ils ou elles sont rarement reconnus pour tout ce qu’il apportent par leur souci d’autrui. On admire bien trop les leaders et pas assez les diffuseurs de douceur, les réconciliateurs. Alors, à cet instant, devant mon troupeau de moutons qui s’éloigne doucement, j’ai une pensée affectueuse pour eux, ces travailleurs de l’ombre, ces ambianceurs d’amour, qui œuvrent à ce que la vie soit plus belle au sein de nos troupeaux.

Et puis c’est drôle : pour une fois qu’un comportement de mouton peut avoir valeur d’exemple…


Illustration : un détail de l'extraordinaire retable de L'Agneau Mystique, de Jan Van Eyck ; nous sommes allés en voyage à Gand rien que pour lui...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en septembre 2016.



jeudi 24 novembre 2016

Ramasse-crottes



Cet été, je m’étais levé tôt, comme tous les matins, et je me marchais sur une grande et belle plage de Bretagne, à marée basse.

Il y avait déjà beaucoup de monde, surtout des joggeurs et des promeneurs. Beaucoup de ces derniers étaient accompagnés de leur chien. Parmi les nombreuses vertus des chiens, en plus de leur capacité à nous donner inlassablement de l’amour inconditionnel, figure celle-ci : ils nous font faire de l’exercice physique, à chaque fois que nous devons les sortir, ils nous arrachent à nos écrans, et souvent nous font faire des rencontres...

Bref, je marchais en regardant tout ce petit monde. Les chiens, notamment, très drôles à observer, dans la variété de leurs personnalités : certains galopant comme des fous, faisant d’innombrables allers et retours vers leur maître ; d’autres ne le lâchant pas d’une semelle. Mais la plupart d’entre eux s’arrêtant, à un moment ou un autre, pour lâcher un petit pipi ou une petite crotte. Comme nous n’étions pas en Méditerranée, ça ne m’agaçait pas trop : la marée nettoierait ça d’ici quelques heures ; et peut-être même que certains poissons ou coquillages ont l’habitude de s’en régaler ? Mais tout de même, ce n’est pas très sympa, en attendant, pour les vacanciers et leurs enfants qui vont arriver tout à l’heure, avant la marée haute…

À ce moment, je vois un monsieur dont le chien vient de faire une crotte s’arrêter et la ramasser délicatement avec un petit sac plastique qu’il avait dans sa poche. C’est la première fois que je voyais ça sur cette plage, un propriétaire de chien assez citoyen pour respecter ceux qui viendraient après lui sans attendre la prochaine marée ! En général, je les vois plutôt dans les rues ou les lieux publics.

Et assez souvent, je vais les féliciter, pour les encourager, les pauvres. Je n’ai pas de chien, mais l’idée de ramasser ses crottes à la main, de les garder quelque part dans mon sac ou ma poche en continuant ma promenade ne m’enchante guère. Alors, je les valorise, ces anonymes de la propreté et de la citoyenneté. Je m’approche du monsieur, qui, me voyant venir, a un regard inquiet, se demandant ce que je lui veux : « Monsieur, c’est super de ramasser les crottes de votre chien. Ce sera génial quand tout le monde fera comme vous ! Félicitations ! »

Ça le fait sourire, il me dit que c’est normal, il a l’air un peu gêné, mais content tout de même que quelqu’un reconnaisse sa bonne et humble action. Du coup, je repars tout léger (j’aime bien les échanges positifs avec des inconnus, il me semble que ça rend le monde un peu plus souriant et agréable) et je me demande ce que je dois faire maintenant avec tous les autres, la majorité, que je vais voir ne pas ramasser les crottes de leur chien. De temps en temps, je les engueule : « c’est dégueulasse, pourquoi vous ne ramassez pas ? ». Mais le plus souvent, je ne dis rien, pour plein de raisons : pas envie de vivre un conflit, même légitime ; sentiment que ça ne servira à rien ; et parfois, par pitié pour le maître, qui me semble trop âgé pour se baisser…

Là, sur la plage, finalement, je n’apostrophe pas les propriétaires égoïstes (« mon chien chie et je m’enfuis ; pour les autres, tant pis »). Pas envie de me gâcher la balade par une querelle de plage ; même si je sais que j’ai raison, ça me fait battre le cœur un peu plus vite, ça me met de mauvaise humeur pour le reste de la promenade.

Il fait beau, c’est un de mes derniers jours de vacances, je préfère détourner le regard vers l’océan, le ciel magnifique, et écouter la rumeur sourde des vagues inlassables. Les remontées de bretelles des indélicats, ce sera pour Paris…


Illustration : Chien et passant à Neuilly, par Elliott Erwitt...

PS : cet article a été initialement publié dans la revue Kaizen à l'automne 2016.

jeudi 17 novembre 2016

Bouffée de fraternité



C’est une consultation toute simple, sans histoires, avec un patient qui souffre de schizophrénie. Il le sait, il connaît sa maladie et en parle sans déni. Il a déjà présenté 6 épisodes délirants impressionnants, et il n’a pas du tout envie que ça recommence. Alors il prend ses médicaments et fait tout ce qu’il peut faire pour aller bien. Voilà plusieurs années par exemple qu’il participe à nos groupes de yoga et de méditation, qui, me dit-il, l’aident énormément. Il a un travail où il se sent bien, il s’est trouvé une compagne.

Mais elle est fragile, elle aussi ; ils se sont rencontrés à l’hôpital psychiatrique, lors d’un de leurs séjours. Actuellement elle est en pleine rechute, à nouveau hospitalisée depuis plusieurs semaines. Il me raconte que ça l’a beaucoup secoué, mais qu’il a tenu bon ; à chaque fois qu’il vient la visiter, il s’arrête ensuite pour prier et méditer dans la chapelle de l’hôpital, où il reste jusqu’à ce qu’il se sente apaisé. Il me dit qu’il a foi en l’avenir, qu’il sait que les médecins vont guérir son amie et qu’ils seront à nouveau heureux ensemble : « c’est très important pour nous », me précise-t-il, « nous nous faisons beaucoup de bien… »

Dans la belle lumière de cet après-midi d’automne, son visage est serein ; il me parle calmement, avec des mots simples ; puis il se tait, me regarde avec confiance et attend ma réponse. Tout, dans son attitude, est juste et mesuré.

Je sens que je commence à être troublé, un truc se passe en moi qui me bouscule de l’intérieur. Quelque chose s’allume dans ma poitrine : un sentiment de proximité, une bouffée de fraternité avec mon patient. Une sorte de lumière et de chaleur fait fondre toutes nos enveloppes, toutes nos différences : il n’y a plus un médecin et un patient, il y a deux personnes sensibles et un peu émues, qui font de leur mieux avec leurs vies. Il me semble tout à coup que nos histoires, à mon patient, à moi et à tous les humains, sont les mêmes : nous avons été enfants, et nous courons après le bonheur et l’amour. Et – voyez comme c’est bizarre parfois un cerveau – j’entends Françoise Hardy qui se met à chanter doucement dans ma tête…

Voilà, la consultation se termine. Je suis en train de lui serrer la main, alors que j’aurais envie de lui donner une accolade fraternelle. Mais je n’ose pas, je ne suis pas sûr qu’il soit dans le même état que moi. Lui il a juste rencontré un psychiatre avec qui le courant passe, moi j’ai rencontré un frère en humanité et ça m’a balancé par terre. Je lui parle comme dans un rêve, je lui souhaite de bientôt retrouver sa compagne en bonne forme, j’espère pour eux beaucoup de bonheur, je lui serre la main bien fort avec mes deux mains, je lui donne toute mon affection avec mes yeux et mon sourire. Puis, je le regarde s’éloigner dans le couloir, et je lui fais un petit au-revoir de la main avant de refermer ma porte.

Je retourne m’asseoir à mon bureau, allégé de tous mes oripeaux sociaux. Je ne suis plus un psychiatre mais un humain, avec 7 milliards et demi de frères et de sœurs. Ça me fait bizarre. Heureusement que c’était mon dernier patient de la journée…


Illustration : dans les mosaïques, chaque petit carreau compte...

PS : ce texte reprend ma chronique du 8 novembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.

jeudi 10 novembre 2016

Robot en Aubrac



Une semaine, je randonnais avec des amis sur le plateau de l’Aubrac. Il faisait grand beau, un ciel bleu magnifique, un petit vent froid, comme souvent là-bas. Ce n’était pas tout à fait le temps idéal pour l’Aubrac. Le temps idéal, c’est le mélange de nuages et de déchirures des nuages, de passages de brumes et de dégringolades de soleil, quand on passe sans arrêt de la rudesse à la beauté. Mais c’était quand même drôlement bien, ce grand beau temps, ce soleil blanc et froid…

Cela faisait plusieurs heures que nous marchions sur les hauts plateaux déserts, comme il n’en existe nulle part ailleurs, plusieurs heures que nous avancions dans ce paysage de « vertige horizontal », comme le qualifiait l’écrivain Julien Gracq, au milieu des belles vaches blondes et des petits murs bas en pierres centenaires. A un moment, un des marcheuses de notre groupe trébuche, épuisée, et reste allongée au sol, nous disant qu’elle n’en peut plus et qu’elle veut se reposer.

Alors tous les randonneurs tombent comme des mouches, et s’allongent eux aussi au sol, dans l’herbe jaune de l’automne. Plus personne ne dit mot. Il n’y a plus que le vent de l’Aubrac qui nous parle, qui chuchote à nos oreilles : « on n’est pas bien, là, à ne plus rien faire, le nez au ciel ? »

Si, on est drôlement bien !

Allongé, les bras en croix, les jambes écartées, la tête au chaud dans mon bonnet, je regarde le ciel bleu total, bleu complet, ce bleu pâle et pur de l’automne. Je ressens la joyeuse fatigue de mes jambes, de mon dos. Je sens mon corps qui respire, tranquille. Et mon cerveau qui tourne doucement, lentement, profondément. Je n’ai plus besoin de rien. Je suis comblé par cet instant. C’est un moment culminant de ma vie. Il y en a eu d’autres avant, il y en aura d’autres après. Mais là, je sens que je suis sur un sommet existentiel, pour aussi simple et dépouillé qu’il soit. Respiration, présence au monde, non action.

La non action ce n’est pas seulement ne rien faire. Ne rien faire, c’est la partie apparente de la non action. La non action, c’est la voie de la présence, une présence intense et éveillée, une présence contemplative : on se rend présent au monde, sans rien lui demander, sans poursuivre aucun but, sans alimenter aucune pensée. On est dans cet état si particulier que l’on appelle « conscience réflexive » : on est là, et on sait qu’on est là, et on observe dans quel état on est là…

Tout à coup, au cœur de la non action, je vois passer à mon esprit une pensée, en forme d’interrogation : « est-ce qu’un jour un robot vivra des moments semblables ? » Est-ce qu’un robot programmé pour marcher 8 heures décidera à un moment de s’arrêter, de s’allonger dans l’herbe et de regarder le ciel ? Est-ce que ça l’intéressera d’écouter le vent, de voir le bout des brins d’herbe s’agiter doucement tout autour de ses yeux pendant que l’azur les remplit ?

Est-ce qu’un jour, un robot pourra se sentir à la fois fatigué et heureux ? Est-ce qu’il pourra se sentir exister dans la contemplation du ciel ? Se sentir appartenir au monde ? Ressentir des états d’âme ?

Je n’en sais rien du tout. Mais si cela arrive, alors ce jour-là, les robots seront devenus nos frères…


Illustration : dans l'Aubrac, pendant la randonnée...

PS : ce texte reprend ma chronique du 1er novembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.

jeudi 3 novembre 2016

Les esclaves milliardaires de Wall Street



Cette semaine, je suis allé chercher des médicaments, et j’ai vu un pharmacien souffrir devant son ordinateur… Plus de la moitié du temps qu’il a passé avec moi, il l’a passé les yeux braqués sur son écran, à vérifier des listes de stock, à rentrer des données. Il était gentil, et faisait de son mieux pour de temps en temps me regarder et me parler, mais la bête informatique mobilisait clairement l’essentiel de son énergie et de ses soucis.

J’ai eu de la compassion pour lui : il n’avait sûrement pas choisi de faire ce métier pour passer ses journées sur un écran. Puis j’ai égoïstement pensé à moi : dans l’hôpital où j’exerce, nous avons récemment hérité d’un logiciel où nous devons noter tous les rendez-vous des patients, nos ordonnances, nos observations. C’est un logiciel qui marche mal : il est lent, il est compliqué, il est merdique. Rien à voir avec les applications ultra-performantes de nos smartphones. Il a sans doute été acheté au rabais. Normal, l’hôpital est pauvre, de plus en plus pauvre ; on n’est pas chez Apple ou chez Google, faut pas rêver et espérer de beaux outils informatiques performants... Du coup, je passe de plus en plus de temps les yeux rivés sur mon écran au lieu de les tourner vers mes patients. Je me dis alors que nous ressemblons de plus en plus aux pauvres pharmaciens…

On l’a vu venir depuis quelques années, quand on a commencé à prononcer au sein des hôpitaux des mots comme : économies, performance, rendement, optimisation… Ce n’est jamais bon signe ! Ça veut dire qu’il n’y a plus d’argent pour bien travailler. Mais il est passé où l’argent ? Au Luxembourg et aux îles Caïman. Tout cet argent que les grandes multinationales et les ultra-riches exfiltrent pour ne pas payer d‘impôts, il ne servira pas à améliorer la qualité des soins à l’hôpital public.

Alors, toujours dans ma compassion (pour les pharmaciens, les soignants qui ne peuvent plus bien soigner, les patients qui vont trinquer) j’ai pensé aux traders et aux banquiers d’affaire, dont le métier est de détourner l’argent du travail des autres… Se lever le matin en sachant qu’on va spéculer sur des matières premières et affamer des millions de gens ; se regarder dans la glace, en se brossant les dents, et se dire qu’on va aider ses clients à détourner des sommes énormes d’argent dans des paradis fiscaux : c’est pas des sales boulots, ça ?!!

Ben si, et tant mieux : il faut peut-être que ces esclaves surpayés des Forces du Mal et de la Finance souffrent, eux aussi. Il faut peut-être qu’ils soient malheureux, de plus en plus, qu’ils se sentent de plus en plus toxiques, nocifs et mal-aimés, qu’ils aient de plus en plus honte de leur travail. Pour qu’eux aussi, et pas seulement leurs victimes, aient envie que ça change.

Bon, je sais, il ne faut pas souhaiter la moindre souffrance à d’autres humains, et j’ai sans doute tort à chaque fois que je raisonne comme ça. Peut-être qu’il faut plutôt leur souhaiter d’être heureux, intelligemment heureux, solidairement heureux, et peut-être que c’est en étant plus heureux et non plus malheureux qu’ils ouvriront les yeux sur les catastrophes qu’ils engendrent…

En attendant qu’arrive ce grand soir de leur introspection, nous aussi, que nos boulots soient ou pas, ou parfois, des boulots de merde, n’oublions surtout pas d’être heureux, et de savourer les tout petits moments de bonheur que la vie nous offre. C’est ce que nous rappelle le poète Christian Bobin dans un passage de son livre L’Homme Joie. Bobin n’est pas en train de travailler à sa table, il est sorti devant sa maison, et il nous raconte : « J'ai fait la course sur la terrasse avec une fourmi et j'ai été battu. Alors je me suis assis au soleil et j'ai pensé aux esclaves milliardaires de Wall Street… »

Et vous, vous avez déjà fait la course avec une fourmi ?


Illustration : au guichet de la banque...

PS : ce texte reprend ma chronique du 18 octobre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


vendredi 28 octobre 2016

Annonces immobilières



Un jour, dans la rue, je me souviens avoir vu un monsieur très pauvrement vêtu, presque comme un SDF, en train de lire attentivement les annonces d’une vitrine d’agence immobilière.

C’était un jour d’automne, gris et tristounet. En voyant ce pauvre monsieur, grisaille et tristesse montent aussi en moi : que peut-il penser et éprouver à cet instant, lui qui, d’après son apparence, ne pourra sans doute jamais acheter ni louer quoi que ce soit dans cette agence immobilière ?

Là, je m’aperçois - c’est dans ces moments que je vois à quoi me servent les heures de méditation passées sur mon banc, à observer le fonctionnement de mon esprit -, là je m’aperçois, donc, que mon cerveau est en train de juger sur les apparences. Mon cerveau, et le vôtre, chères lectrices et chers lecteurs, notre cerveau est un flemmard : bien souvent, il juge vite, simplifie, s’en tient aux apparences et aux évidences. Assez souvent, ça nous rend service : notre cerveau nous fait lever la tête et regarder le ciel, il voit qu’il y a de gros nuages noirs, et il en conclut sans réfléchir qu’il va pleuvoir et qu’on a intérêt à prendre notre imper ou notre parapluie. Mais dès qu’il s’agit des êtres humains, ces automatismes et ces jugements sur les apparences sont trompeurs : nous ne nous réduisons pas à nos apparences, jamais…

Alors, je bloque dans mes connexions interneuronales la spirale des stéréotypes et de la paresse, et je vois que d’autres scénarios, bien plus riches et intéressants, arrivent à mon esprit : peut-être est-il très riche, ce monsieur, bien plus que vous et moi, et qu’il ne s’habille comme un clochard que parce que c’est un original, ou parce qu’il s’en fiche complètement de son look, ça ne l’intéresse pas, ce qui l’intéresse c’est juste acheter des appartements ? Peut-être qu’il veut vendre un des ses nombreux biens immobiliers ? Ou qu’il se renseigne sur les prix avant d’en louer un à sa nièce à prix d’ami ?

Ou peut-être n’est-il pas riche du tout, mais qu’il s’en fiche, et qu’il ne ressent à cet instant ni détresse ni envie. Juste de la curiosité. Par exemple, peut-être est-il en train de se demander : « combien les gens sont-ils prêts à payer pour posséder un appartement ou une maison ? Combien de leur liberté sont-ils prêts à céder pour s’endetter sur des années et des années ? Eh ben ! Je n’aimerais pas être à leur place ! »

C’est peut-être ça qu’il est en train de se dire, ce monsieur aux apparences de SDF… Et peut-être que je ne devrais pas ressentir de la compassion mais de l’admiration pour lui, et sa sagesse.

Je continue mes cogitations, et arrivé tout au bout de la rue, je me retourne : il est toujours devant la vitrine, très intéressé. Je le quitte à contrecœur, en le laissant à son mystère…

Mais je suis content de tous ces scénarios que j’ai réussi à extorquer à mon flemmard de cerveau, content d’être allé au-delà des apparences. Et d’ailleurs, je suis sûr que la réalité de la vie de ce monsieur est encore plus riche et plus intéressante que tout ce que j’ai pu imaginer…


Illustration : les vitrines des librairies, c'est quand même mieux que celles des agences immobilières...

PS : ce texte reprend ma chronique du 6 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


mercredi 19 octobre 2016

Éreutophobie



Cette semaine, à Sainte-Anne, j’ai vu une dame qui avait très très peur de la couleur rouge. Pas une petite gêne, comme nous pouvons tous en avoir quand on nous fait rougir, à coup de blagues grivoises ou de compliments (vous connaissez la savoureuse expression de Jules Renard, un grand timide, dans son Journal : « il est tombé sur moi à coup de compliments » !?). Non, pas une gêne mais une peur panique, ce qu’on appelle en psychiatrie l’éreutophobie, du grec éreutos : rouge, et phobos : peur intense.

Chez ces personnes, l’idée de rougir sous le regard des autres entraîne une détresse immense : elles se sentent abaissées, humiliées, inférieures, coupables, minables. Du coup, elles vivent dans la crainte de se mettre à rougir si on les observe attentivement, si elles donnent leur avis dans un groupe, ou si un silence survient dans une conversation en face-à-face. Parfois, même entendre le mot « rouge » les fait rougir et paniquer !

Ça peut aller très loin : le premier cas connu dans l’histoire de la médecine a été décrit en 1846 par un médecin allemand, et concernait un étudiant en médecine, dont l’histoire s’est mal finie : dépression, puis suicide… Si on ne se soigne pas, hélas, ça peut encore arriver de nos jours. Mais ce serait dommage : il existe maintenant des aides efficaces, des médicaments parfois, mais surtout des psychothérapies, notamment les fameuses TCC, Thérapies Comportementales et Cognitives.

Faute de soins, les patients inventent de nombreuses stratégies pour limiter le risque de rougir. Il y a bien sûr tous les évitements : ne pas sortir, ne pas parler, ne pas se montrer, ou seulement maquillé, pour les femmes. Parfois ils portent des vêtements rouges pour faire diversion et que le rougissement se remarque moins, parce que rouge sur rouge, ça fait moins de contraste. Mais parfois, à l’inverse, ils n’en portent jamais, et ne s’habillent qu’en gris, parce que le rouge, tout de même, ça attire un peu l’attention sur soi. La vie est bien compliquée quand on souffre d’éreutophobie !

Et le pire, c’est quand on leur dit de ne pas rougir, même gentiment…

Ce n’est pas possible de s’empêcher de rougir ! Parce que l’éreutophobie, comme toutes les phobies, est une allergie : si vous êtes allergique aux pollens, ça ne vous fait pas seulement tousser, comme tout le monde, mais vous commencez à vous asphyxier. Eh bien si vous êtes éreutophobe, rougir ne vous met pas seulement mal à l’aise, comme tout le monde, mais vous bouleverse et vous donne envie de fuir ou de disparaître.

Pourtant, il arrive qu’en consultation, les personnes éreutophobes se sentent rougir et nous demandent si nous l’avons vu sur leur visage : dans ce cas, c’est différent, et je leur dis toujours la vérité. Car ce n’est pas de rougir qui est un problème : tout le monde peut rougir. C’est de se figer, de se bloquer sur le rougissement. Et c’est cela que nos interlocuteurs remarquent : notre raideur et notre peur, bien plus que notre couleur. Et c’est d’ailleurs la voie pour sortir de la maladie : même quand on se sent rougir, ne pas baisser les yeux, tenir bon, rester dans la conversation...

Pas facile, je sais, mais peu à peu, à force de se confronter, la peur passera, et le rougissement ne sera plus une obsession paniquante mais une simple gêne. Courage frères et sœurs éreutophobes ! J'espère que tout coeur que vous pourrez un jour vous remettre à aimer le rouge.


Illustration : Malevitch, Silhouette rouge.

PS : ce texte reprend ma chronique du 11 octobre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.




jeudi 13 octobre 2016

L'empereur dans son cercueil



Cette semaine, j’ai vu un empereur allongé dans son cercueil, et le plus fort c’est que c’était dans le métro, sur la ligne 8 pour celles et ceux que ça intéresse…

C’était le matin assez tôt, et je n’étais pas tout seul, évidemment. Question espace vital, il ne fallait pas être trop en demande ! Mais je n’étais pas trop à plaindre : j’avais réussi à me trouver un petit coin debout, bien coincé, vous savez : le coin entre le strapontin et la porte qui ne s’ouvre pas…

Du coup, j’en profite pour sourire et fermer les yeux, j’en profite pour me dire que j’ai de la chance : je suis vivant, mon pays est une démocratie, j’ai un boulot, mes jambes me portent, il y a des gens qui m’aiment et que j’aime… Et là, bizarrement, les yeux fermés, je vois Charles Quint, avec sa barbe, ses décorations et son beau costume.

Vous savez, Charles Quint, le grand empereur d’Autriche, Roi d’Espagne, celui qui a battu et fait prisonnier François 1er à Pavie. Au sommet de sa puissance et de sa gloire, il décide d’abdiquer et de se retirer dans un monastère perdu au bout du bout de l’Espagne : à Yuste, en Estrémadure. Ce monastère, il veut y finir ses jours, dans la prière et la méditation, afin d’assurer le salut de son âme. Il n’a alors que 57 ans.

Un jour – peut-être s’ennuyait-il un peu - il décide d’organiser une répétition générale de ses funérailles : il s’allonge dans son cercueil et demande à tout le monde de faire comme s’il était mort, et que se déroule toute la cérémonie, avec ses rituels, ses discours, ses lectures, ses chants...

Bien calé dans mon coin et balloté dans le wagon de métro, il me semble que je ressens peut-être les mêmes secousses que Charles Quint dans son cercueil. Je le vois, le grand empereur, le maître du monde connu, allongé dans sa robe de bure. Il est un peu ému : c’est quand même la première fois qu’il se retrouve coincé dans un cercueil. Il se sent un peu à l’étroit, même si on n’a pas refermé le couvercle de sa grande boîte en bois.

Il regarde défiler le ciel au dessus de lui, le ciel d’un bleu violent, le ciel éblouissant de l’automne espagnol, puis le sombre plafond de l’église abbatiale. Il est un peu secoué, aussi, à chaque pas des moines, comme je le suis, avec lui, à chaque virage, à chaque freinage. Puis il ferme les yeux et ouvre grand ses oreilles ; il écoute attentivement, depuis le fond de son cercueil, tous les sons qui s’élèvent du dehors : les cantiques, les homélies, le bruit des robes et des soutanes…

Je me sens proche de lui. Je ne sais pas si je vais mourir bientôt, et d’ailleurs lui non plus ne le savait pas à ce moment. Pourtant, cette répétition de ses funérailles était une bonne idée, puisqu’il va partir un mois plus tard, de la malaria. Au moins tout était en règle...

De mon côté, on en reparlera dans un mois (je rigole, hein, j’espère bien que je serai là dans un mois, à vous raconter mes petites histoires).

On en reparlera, mais pour le moment je suis vivant. Vivant et brinqueballé dans le métro, tout serré, sans guère d’espace vital. « Espace vital », l’expression résonne bizarrement à mon esprit : à cet instant, je n’ai pas d’espace, mais j’ai la vie.

Et vous savez quoi ?

Ça me réjouit et ça me suffit…


Illustration : L'empereur Charles Quint, du temps de sa splendeur.

PS : ce texte reprend ma chronique du 4 octobre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


lundi 10 octobre 2016

Frères lapins



Cette semaine, j’ai vu deux frères lapins se battre en faisant des sauts acrobatiques dans les airs.

Oui, nous avons deux lapins en liberté dans le petit jardin de notre maison, un noir et un gris, qui appartiennent à notre plus jeune fille. C’est mignon, des lapins : lors des repas dans la cuisine nous les regardons se balader, grignoter les brins d’herbe, faire la sieste en s’allongeant au soleil. Ce sont deux frères, mais de temps en temps, ils se collent de terribles raclées.

Vous avez déjà assisté à une baston de lapins ? C’est spectaculaire ! Ils se poursuivent à toute allure, en faisant des bonds en l’air incroyables pour se cogner en haut du saut, se mordre, s’arracher des poils. Puis, ils se calment. À d’autres moments, ils se font des papouilles ; et toutes les nuits, ils dorment ensemble blottis l’un contre l’autre. C’est ça, la vie des frères lapins. Ça ressemble un peu à la nôtre, finalement : des bastons et des papouilles…

Les voir se bagarrer comme ça m’a rappelé un documentaire animalier que j’avais vu il y a longtemps : c’était l’histoire de deux frères guépards en Afrique. Ils grandissaient ensemble, on les voyait jouer, chasser. Mais un jour, lors d’une dispute pour un steack d’antilope, une lionne attaque un des frères et lui brise le bassin d’un coup de mâchoire. Il est à moitié paralysé et devient une gêne pour la chasse, et la survie du duo. Au début, son frère est inquiet : il le lèche, tente de le réconforter, le pousse du museau pour qu’il se relève lorsqu’il s’écroule ; mais au bout d’un moment, il finit par comprendre qu’il n’y a rien à faire. Alors, ça devient très triste : le frère valide agresse le frère blessé, lui donne des coups de dents et de griffe ; puis il finit par l’abandonner.

Ce documentaire, c’était comme un cours pour illustrer la différence entre l’empathie et la compassion. Vous savez, l’empathie c’est la capacité à ressentir ce que l’autre ressent, qu’il s’agisse d’émotions agréables ou désagréables ; par l’empathie, on peut se mettre dans la peau de la personne en face de nous, et se mettre au diapason de sa gaité ou de sa tristesse. Et la compassion, c’est l’empathie face à la souffrance et aux émotions douloureuses de l’autre, mais accompagnée du désir de l’aider et de le soulager.

Le guépard avait donc eu un peu d’empathie pour son frère paralysé ; mais ce n’était pas allé jusqu’à la compassion, ses sentiments n’étaient pas suffisamment forts pour qu’il ait envie de rester à ses côtés, de l’aider, de lui apporter à manger ; même si de toute façon, cela n’aurait peut-être pas changé grand-chose à long terme, car la survie dans la savane n’est pas si simple...

On sait aujourd’hui que les humains sont « câblés » pour l’empathie : il est dans notre nature d’être à même de ressentir la souffrance d’autrui. Mais la compassion nécessite d’avantage d’efforts. Ces efforts, il faut les accomplir, sinon nous risquons de ressembler à des guépards : vaguement capables de comprendre la douleur des autres, mais pas très motivés à faire les efforts nécessaires pour la soulager ou l’accompagner.

Et c’est ça, finalement, la fraternité au sens large et universel : se sentir proche des autres humains, au point de toujours s’efforcer non seulement de comprendre leur souffrance, mais aussi de leur venir en aide, ne serait-ce qu’un tout petit peu : par un regard, un sourire, une parole, un geste…, tout sauf l’indifférence et l’abandon.

Mes copains purs végétariens me disent que nous devrions aussi être fraternels avec les animaux : les guépards, les lapins, et tout ça. Je suis bien d’accord. Mais tout de même, il y a tellement de travail que nous ferions bien de commencer par nous concentrer sur nos frères humains, et sur nos sœurs aussi...


Illustration : un lapin de la tapisserie médiévale de La Dame à la licorne, visible au Musée de Cluny, à Paris.

PS : ce texte reprend ma chronique du 27 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


vendredi 30 septembre 2016

La grâce qui traverse au feu rouge



Le mercredi 14 septembre 2016, à 8h20, j’étais sur mon scooter, arrêté au feu rouge près de l’école primaire de mon quartier. Je regardais passer toute la petite société des parents et des enfants, dans le beau soleil de l’été finissant. Ça trottinait, ça rigolait, ça bavardait de tous les côtés.

Une employée de mairie s’occupait de surveiller le passage clouté, avec une casaque jaune fluorescent. Elle bavardait avec tout le monde, discutait avec les mamans et les papas qui accompagnaient les plus petits, saluait les enfants. C’était un moment comme je les aime, où tous ces citoyens, de toutes cultures, de toutes couleurs, de toutes religions, se mélangent joyeusement et tranquillement, comme si c’était naturel et évident. Il me semble entendre la Marseillaise dans ma tête, il me semble entendre les mots de Fraternité, Liberté, Égalité, en voyant ce petit monde en harmonie et en partage se rendre vers l’école de la République. Je me dis que c’est beau quand même de vivre dans un pays démocratique et en paix, que c’est une chance hallucinante que nous avons, que la plupart des humains ne rêvent que de paix et d’amour, qu’il faut préserver ça à tout prix, que…

Tout à coup je la vois qui s’approche.

Elle marche un peu plus lentement que les autres enfants. Elle marche doucement, avec un drôle de déhanchement à chaque pas, mais de manière harmonieuse. Une petite fille brune, d’une dizaine d’années, la tête haute, un grand sourire qui éclaire son visage. Elle sourit à des amis qu’elle aperçoit, à la vie, au soleil, à l’air tiède, elle sourit en regardant tout autour d’elle. Elle revient de vacances, elle est toute bronzée, en short et en manches courtes, sa peau est couleur de caramel. Elle est toute belle, même ses jambes, tordues par le handicap, sont belles.

Elle est pleine de grâce ; à cet instant où je la vois traverser devant moi en souriant et en boitant, elle incarne littéralement la grâce. Son corps tourmenté est splendide et rayonnant. Elle est la grâce même, elle est porteuse à cet instant de toute la fragilité et de toute la beauté de l’humanité.

Je suis médusé, sidéré, pétrifié, ému jusqu’à l’os. Je suis à deux doigts de tomber de mon scooter, comme Paul de Tarse tomba de son cheval sur le chemin de Damas. Mais tout le monde m’engueule, ça klaxonne : le feu est passé au vert et les voitures derrière moi n’ont pas vu que toute la Grâce du Monde venait de traverser la rue sous leurs yeux, en boitillant et avec un sourire comme jamais, jamais ils n’en ont verront peut-être de toute leur existence, cette bande de nigauds.

Mais je suis aussi nigaud qu’eux : moi qui ait vu passer la Grâce dans ce petit corps handicapé, j’obéis au coups de klaxons, et je redémarre bêtement, comme tout le monde, pour aller travailler. Au lieu de m’arrêter et de remercier le ciel, Dieu, la Vie, le Soleil, tout le monde - gratitude universelle - pour avoir eu la chance de me trouver là, à cet instant, le cœur et les yeux grands ouverts et d’avoir pu vivre cette fulgurance de beauté et d’humanité…


Illustration : ma tête au feu rouge (Joan Miro, Le Disque rouge à la poursuite de l'alouette, 1953).

PS : ce texte reprend ma chronique du 20 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter. Pour écouter la chronique, c'est ici !


mercredi 21 septembre 2016

On ne s’habitue jamais à la beauté de la nature



En psychologie positive, on nomme « habituation hédonique » le phénomène d’usure et d’habitude envers ce qui nous rend heureux ou joyeux : dès lors qu’une source de bien-être ou de bonheur est présente chaque jour de notre vie, nous l’oublions peu à peu, et elle perd sur nous son pouvoir de nous rendre heureux.

Ainsi, si je dispose d’une douche chaude chaque matin, ou que je vis en démocratie, j’ai tendance à oublier qu’il s’agit de chances et non d’évidences, qui me seraient dues éternellement. D’ailleurs, il faut souvent que ces sources de bonheur me soient retirées pour que j’en réalise la valeur, comme le mentionne la phrase célèbre du poète Raymond Radiguet : « Bonheur, je ne t’ai reconnu qu’au bruit que tu fis en partant. »

L’habituation hédonique contamine hélas à peu près toutes nos sources de bonheur : bonheur d’être en vie, de pouvoir marcher sur ses deux jambes, de voir, d’entendre, d’avoir des amis, des enfants, un travail… Tout cela, nous finissons par oublier que nous devrions nous en réjouir chaque jour, pour en retrouver la saveur simple et en faire à nouveau des sources de joie.

Mais il existe un domaine où ce phénomène de l’habituation hédonique s’exerce peu ou pas : c’est celui de notre lien avec la nature. Les humains ne se lassent jamais de retrouver un paysage qu’ils aiment, d’admirer montagnes, océans, forêts, landes ou campagnes, et tous les lieux naturels qu’ils affectionnent. Pourquoi notre plaisir reste-t-il ainsi intact, mois après mois, année après année ?

Sans doute parce qu’il est impossible de s’habituer à la nature !

Contrairement aux réalisations humaines, comme une œuvre d’art ou un beau bâtiment, elle se modifie sans cesse : en fonction de l’heure du jour, du temps qu’il fait, des saisons…

Lorsque je me rends dans mon coin préféré de Bretagne, dès que j’arrive, je me précipite vers le littoral pour contempler l’océan et le ciel : et à chaque fois, j’ai le sentiment très intense que je n’avais jamais encore vu ce que je vois à cet instant ! Jamais encore vu exactement ce mélange de ciel et d’océan, de couleurs et d’odeurs, qui n’est jamais le même selon qu’il vive sous le soleil, les nuages ou la pluie, que cela se passe sous la lumière du matin ou du soir, selon les vents, selon la période de l’année. Bref, c’est inépuisable pour mes yeux, mon cœur, mon cerveau ! Et le même choc se produit en moi lorsque je retrouve une campagne ou une montagne que je connais et que j’aime. Aucune habituation hédonique, mais un bonheur renouvelé à chaque fois…

Il y a aussi une autre explication, plus technique, à ce bonheur inusable de la contemplation des natures que l’on aime : il s’agit alors de ressentir et non de posséder.

De nombreux travaux scientifiques ont montré que l’habituation hédonique se produit beaucoup plus vite et fortement à propos des choses que l’on possède qu’à propos de celles que l’on vit : selon que je dépense 100€ pour m’acheter un objet ou pour m’inscrire à un club de randonnée, le bonheur procuré par les contemplation répétées de l’objet s’érodera beaucoup plus vite que celui offert par les expériences renouvelées de randonnées.

Pour être heureux durablement, mieux vaut savourer que posséder ! Et nous ne possédons jamais la nature ! Même si nous sommes propriétaires d’un petit bout de jardin, nous savons qu’en fait ce qui en fait la merveille ce n’est pas notre titre de propriété mais l’usage du jardin, le regarder, le cultiver, s’y allonger pour faire la sieste sur l’herbe. Bien plus que le fait de dire : « c’est à moi, c’est le mien… » D’ailleurs, rien n’est à nous. Tout nous est prêté ici-bas, et tout nous sera repris un jour. Nous ne sommes que les locataires de notre vie, de notre corps.

Et c’est tant mieux, puisque, vous m’avez compris, ce qui nous rendra heureux, c’est de savourer plutôt que posséder !


Illustration : l'automne en Aubrac.

PS : cet article a été initialement publié dans la revue KAIZEN durant l'été 2016.

jeudi 15 septembre 2016

Mon voisin Jean



Cette semaine, j’ai vu que bien s ‘entendre avec ses voisins, c’était super !

Eh oui, l’autre jour j’avais perdu mes clés (comme tout le monde) et (comme tout le monde) je n’arrivais à joindre personne de chez moi, ma femme, mes filles, toutes étaient sur répondeur ou très occupées à l’autre bout de Paris. Et ce sont mes voisins qui m’ont sauvé : parce qu’ils avaient un double de nos clés, j’ai pu rentrer chez moi sans avoir besoin de traîner trois heures au bistrot du coin.

C’est super, des voisins ! Moi, dès que je déménage et que j’arrive dans un nouveau quartier, je vais me présenter aux voisins. Souvent, ils sont étonnés que je fasse ça, et en général très contents. Et quand de nouveaux voisins arrivent, je me dépêche d’aller leur souhaiter la bienvenue. Avec les plus sympas, on échange nos clés, et on se rend des services : récupérer des colis ou du courrier, jeter un œil en cas d’absence, et tout ça.

Et d’ailleurs cette histoire de clés m’a fait penser à un voisin que j’aimais beaucoup (chez qui j’allais parfois, aussi, récupérer mes clés). C’était un vieux monsieur qui s’appelait Jean. On s’entendait très bien ; on descendait de temps en temps une bouteille de vin ensemble et je l’écoutais me raconter sa jeunesse et l’histoire de notre quartier : il avait des tonnes de souvenirs et il adorait parler. Jean n’était pas parfait : parfois, il parlait trop, on ne pouvait pas l’arrêter ni en placer une, et à minuit il était toujours en forme, pas du tout fatigué, alors que j’étais déjà dans le coma. Il était insomniaque, aussi, faisait parfois un peu de potin la nuit. Mais tout ça n’était pas bien grave par rapport à toutes ses qualités, et je l’aimais beaucoup.

Quand mon voisin Jean est mort, il y a deux ans, ça m’a fichu un gros cafard. J’ai réfléchi à son héritage, à ce que je voulais garder de lui. C’était un fou de jazz, et il m’avait offert une fois un de ses trésors, un coffret de vieux vinyles de Fats Waller, un sacré bon jazzman.

La légende raconte qu’un jour, Fats Waller fut enlevé par quatre types armés, qui le forcèrent à monter dans une grosse limousine sous la menace. Comme il était toujours endetté, il se demandait si ce n’était pas la vengeance d’un de ses créanciers : il n’en menait pas large et se demandait ce qui allait se passer. Une fois arrivés, les types le font descendre de la voiture, et le conduisent à une réception très chic, où on le fait asseoir au piano et où on lui demande de jouer : Fats Waller était le cadeau d'anniversaire fait à Al Capone par ses hommes ! Capone lui servait du champagne et remplissait ses poches de billets à chaque fois qu'il lui jouait un de ses airs favoris. Fats rentra chez lui le lendemain en zigzaguant, avec la gueule de bois et les poches pleines de billets...

Mais, à la mort de mon voisin Jean, c’est d’un autre héritage dont j’ai pris conscience : il ne se plaignait jamais. Jean était un vieux monsieur très élégant moralement, il ne nous bassinait pas avec ses soucis de santé (alors qu’il en avait, bien sûr) ou avec sa nostalgie du bon vieux temps. Il avait l’élégance de ne jamais se plaindre. Quand il avait des soucis, il en parlait, puis passait à autre chose. Ça m’impressionnait beaucoup, moi qui pendant longtemps ai eu la plainte facile ! Et quand il est mort, j’ai décidé de ne plus me plaindre ! L’esprit de Jean plane désormais au-dessus de ma tête : à chaque fois que j’ai envie de me plaindre, je repense à lui, et je ravale ma plainte. Ou plutôt, je m’interroge : au lieu de te plaindre, demande-toi ce dont tu as vraiment besoin ?

Eh oui, la vraie question, c’est ça : que cherche-t-on quand on se plaint ? Une solution ? Du réconfort ? Alors, autant raconter simplement ses soucis, à ses voisins ou à ses amis, leur demander ce qu’ils en pensent et s’ils ont une bonne idée, puis passer à autre chose. Mon voisin Jean m’a aidé à comprendre que la plainte ne sert à rien, ni pour nous (elle renforce notre sentiment de misère et d’impuissance face à l’adversité) ni pour l’autre (au mieux elle l’apitoie, au pire elle le fatigue). Se confier, réfléchir avec quelqu’un à ce qui nous tracasse, c’est utile. Se plaindre pour se plaindre, ça ne l’est pas.

Je le savais, mais mon voisin Jean me l’a montré, et son exemple m’a inspiré et motivé. Merci cher Jean, j’espère que tu es heureux tout là-haut, avec nouveau voisin Fats Waller qui te joue du piano chaque nuit, quand tu n’arrives pas à trouver le sommeil…


Illustration : la bonne tête de Fats Waller.

PS : ce texte reprend ma chronique du 6 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.

lundi 5 septembre 2016

Stéréotypes antipathiques



De temps en temps, je surprends ma cervelle en train de produire des pensées que je n’aime pas du tout. Pas seulement des inquiétudes, tristesses ou colères exagérées, mais des clichés, des stéréotypes.

Par exemple, j’ai croisé l’autre jour un homme d’environ cinquante ans, cheveux grisonnants, habillé comme un ado en train de faire du long-board (une grande planche à roulette) sur le trottoir, casque audio sur les oreilles, et casquette à l’envers. J’ai pris mon cerveau la main dans le sac, en train de le juger : « à son âge, c’est quand même un peu pathétique ». Avant de me dire : « ben quoi ? Il s’amuse, ne fait de mal à personne, et c’est peut-être quelqu’un de bien, un chouette humain, sympa et généreux. »

Un autre jour, encore pire : à un feu rouge, deux jeunes gens au look de cadors de banlieue étaient au volant d’une grosse Mercédès décapotable noire, lunettes noires et sono à fond. J’ai vu jaillir le cliché à mon esprit : « à leur âge, comment ont-ils pu se payer une voiture aussi chère ? ce sont probablement des dealers… » Malsain. Vite, je me remonte les bretelles : « tu n’en sais rien ! ce sont peut-être aussi deux génies de l’informatique, qui ont crée une start-up et fait fortune ? si tout le monde se met à penser des trucs comme ça, la société devient invivable ! fais leur crédit d’autres compétences que le trafic de drogue. »

Mais pourquoi ai-je donc de temps en temps des trucs pareils qui surgissent dans ma tête, moi qui pense être plutôt tolérant et bienveillant ? Moi qui pense ne pas être du tout raciste ? Pourquoi de telles pensées à l’opposé de mes valeurs, surgissent-elles ainsi à mon esprit ?

Je n’en sais trop rien. Il me semble ne jamais les cultiver de manière consciente ou délibérée. Peut-être que je ne travaille pas assez mes contre-stéréotypes bienveillants ? Du genre : « tous les adultes qui font du long-board sont en général des gens originaux et sympathiques » ou « tous les conducteurs de grosses voitures très chères les ont le plus souvent gagnées en faisant un boulot honnête ». Ce ne serait pas mieux.

Je dois simplement continuer à être attentif à tous les bugs de mon esprit, ou à toutes les contaminations par simplifications abusives qu’il a tendance à produire, par paresse personnelle et par passivité face aux clichés : le stéréotype est bien pratique, il nous évite de réfléchir aux cas particuliers, nous offrant un prêt-à-penser confortable et souvent trompeur.

Allez, je vais continuer à travailler, à repérer et à secouer mes stéréotypes mentaux, continuer de faire régulièrement le grand ménage dans mon stock de clichés, apprendre à ne juger que lorsque je connais, et pas juste parce que des personnes ou des comportements inhabituels font irruption dans mon petit monde.


Illustration : stéréotypes et préjugés avancent toujours masqués dans notre cerveau, à nous de les débusquer...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en juin 2016.


lundi 18 juillet 2016

Nice



Réunissons-nous toutes et tous ce midi dans la minute de silence en hommage aux victimes de Nice : que ce soit dans la méditation, l'hommage ou la prière, tournons nos esprits vers elles et leurs vies terrestres envolées. Que la force et la bienveillance habitent nos coeurs. Écartons doucement et régulièrement la tentation de la peur et de la colère. Faisons tout pour que la justice règne. Resserrons nos liens avec nos proches et voisins de toutes communautés. Aujourd'hui plus que jamais, chaque parole et chaque geste comptent...

Illustration : Siméon au temple, par Rembrandt, 1669.

vendredi 15 juillet 2016

Violence et bienveillance



La violence tente de s'imposer et ne rêve que de régner. C'est pourquoi la bienveillance est plus que jamais vitale sur le long terme. Nous ne nous en sortirons pas durablement sans elle. Et en attendant, il va nous falloir aussi faire preuve de beaucoup d'autres qualités : force, courage, discernement, fermeté, solidarité... Nommer le mal et l'affronter, mais sans haine.


Illustration : Les larmes de Marie- Madeleine, à l'AugustinerMuseum de Freiburg (vers 1330).

vendredi 1 juillet 2016

Le meilleur moment de la journée



Lors d'une soirée avec des amis, la conversation arrive sur le thème du bonheur.

Les définitions générales commencent à emboliser la discussion. Ça ne m’intéresse pas, les généralités, surtout quand on parle de bonheur : seul le concret nous sert et nous éclaire. Ou en tout cas, tout doit commencer par lui, on théorisera ensuite, on généralisera après. Avant, c’est du bla-bla, du prêt-à-penser recraché, du précuit sans surprise et sans goût.

« Du concret ! » : je réclame des récits, si possible tout frais, pas bidouillés par notre mémoire, pas reconstruits par notre vision du monde, pas effacés par notre oubli.

Alors, je demande aux convives, tous venus en couples, de raconter le meilleur moment de leur journée, d’une journée ordinaire. L’extraordinaire ne m’intéresse pas, pas à ce moment. Si notre sentiment de bonheur ne se nourrit que de l’extraordinaire, nous sentir pleinement heureux sera bien difficile et bien rare. Pourquoi pas, je comprends que cette quête soit fascinante pour certains. Mais ce n’est pas la mienne, ni comme humain (pas assez fort, pas assez doué) ni comme médecin (mes patients sont à mon image).

Pour me faire plaisir, ou parce que ça lui fait plaisir, une de nos amies, douée pour le bonheur - je la connais depuis longtemps - se lance…

« Moi, j’adore prendre le petit déjeuner avec mon mari le matin, c’est le meilleur moment de ma journée ! »

Le mari est surpris : « Mais tu m’as dit il y a quelques jours que c’était quand on s’endormait le soir en se serrant dans les bras ? »

Et elle, pas embarrassée : « Ah, oui, ça c’est aussi un meilleur moment de la journée ! Et il y a aussi quand nous dînons tous ensemble en famille, et qu’il y a une bonne ambiance. Et quand j’étends le linge au jardin, pieds nus dans l’herbe, en écoutant les oiseaux chanter. En fait, toute ma journée est parsemée de bons moments. Et à chaque fois, j’ai l’impression que c’est le meilleur ! »

Tout le monde rigole et tout le monde pense la même chose : « c’est vrai, elle a raison ».

Elle a raison, et c’est bien là que tout se passe : à chaque instant de vie simple, de bonheur simple, nous sommes à un sommet de bonheur. Que ce soit une petite colline ou un grand pic, peu importe : nous sommes au-dessus des nuages de l’indifférence ou de la souffrance.

Les récits affluent ensuite, mais chacun a été marqué par la force et la sincérité de ce premier témoignage, et les expériences convergent : l’art d’être heureux, c’est savoir se réjouir de tous les moments agréables de la journée, même si ce sont toujours les mêmes, même s’ils sont ordinaires, même si à côté d’eux nous vivons aussi des galères, même si la souffrance est là.

À chaque grâce croisée, à chaque bonheur tombé du ciel ou sorti de terre, à chaque fois, se dire, en souriant comme un enfant : « j’adore cet instant, je m’y sens bien, à lui tout seul il rend cette journée belle ».

Quel est le plus beau ? Au fond, on s’en fiche ; ma question était idiote, mais les réponses données ne l’étaient pas. Chaque moment de bonheur est le plus beau. Ou : le plus beau, c’est toujours celui que nous sommes en train de vivre.


Illustration : un soldat endormi, surpris dans la cathédrale de Freiburg, vers 1350. Un des meilleurs moments de sa journée, peut-être...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mai 2016.

jeudi 19 mai 2016

Que veut notre esprit ?



La méditation est une très vieille pratique, tant en Orient qu’en Occident. Mais ce n’est que depuis peu que la science a validé sont intérêt dans le domaine de la médecine et de la psychologie. De pratique spirituelle et religieuse au départ, la voilà donc devenue, laïcisée et codifiée, outil de soins.

Nous pouvons nous en réjouir : l’étendue des souffrances humaines est vaste, et toute nouvelle approche susceptible de les réduire est la bienvenue.

Mais pour notre part, depuis que nous avons introduit dès 2004 à l’hôpital Sainte-Anne, nos thérapies de groupe par la méditation, nous assistons de manière régulière à un phénomène étonnant : malgré cet usage strictement thérapeutique, malgré notre discours laïque, nous voyons régulièrement émerger, au sein de cette pratique, des moments de spiritualité chez nos patients.

Ainsi, il est fréquent que ces derniers nous parlent de ressentis indicibles qu’ils ont pu éprouver en méditant, d’expériences de fusion et d’appartenance, profondes et sans mots pour les décrire, au monde qui les entoure. De vécus d’apaisement allant au-delà de la simple suspension de leurs souffrances. De sentiments de redécouverte de leur esprit et de leur corps (car la méditation est grandement à l’écoute du corps) comme de redécouverte aussi de leur âme. Finalement, d’expériences de vie spirituelle, tout simplement !

Il y a là quelque chose de touchant bien sûr, mais aussi d’étonnant : laïcisée, codifiée, scientificisée, instrumentalisée, mise au (noble) service de la médecine et du soin, voilà la méditation qui, naturellement, revient vers ses racines spirituelles, et y ramène ses pratiquants réguliers. Voilà qu’après avoir été un remarquable outil qui les a aidés à marcher sur chemin de cendres de leurs souffrances et détresses, elle devient une compagne de route sur la voie de leurs interrogations existentielles. Voilà qu’après les avoir affranchis de la souffrance, elle les ouvre à leur vie intérieure et à ses mystères.

Comme une boussole revient toujours vers le Nord, la méditation, même laïcisée, même originellement pratiquée pour s’apaiser (en termes de souffrances) ou s’enrichir (en termes de capacités mentales, de maîtrise, de lucidité), nous ramène toujours vers la spiritualité.

La spiritualité, c’est tout simplement l’attention, le respect, l’humilité accordés à la vie de l’esprit, perçu comme chambre d’écho du monde, visible ou invisible. Non pour le maîtriser, cet esprit, non pour l’asservir, en faire un outil au service de nos ambitions, mais pour observer, s’incliner, recueillir, contempler, se tourner vers les mystères de la vie sans la certitude réponses claires. Je crois avoir lu un jour cette remarque attribuée au Dalaï-Lama : « Nous pouvons nous passer de thé, mais pas d’eau. Tout comme comme pouvons nous passer de religion, mais pas de vie spirituelle. »

La spiritualité peut parfaitement se vivre de manière laïque. Et aussi conduire à une qualité accrue de notre foi, si nous sommes croyants. C’est pourquoi de nombreux croyants viennent aujourd’hui à la méditation : car la seule foi ne suffit pas à guérir (elle est là pour sauver, pas pour soigner). Et ils s’en retournent ensuite, enrichis, apaisés, vers leur religion : car la seule méditation ne suffit pas à pleinement les nourrir…


PS : cet article a été initialement publié dans la revue La Vie durant l'été 2015.


Illustration : méditation au cimetière du Père Lachaise, par Karolina Sikorska, 2016.

lundi 9 mai 2016

Le pouvoir attracteur de la pleine conscience



Il se passe parfois de drôles de trucs lorsqu’on médite.

De drôles de trucs dans notre notre corps, dans notre tête, bien sûr. Mais aussi tout autour de nous…

L’autre jour, par exemple, une amie m'écrit ceci : « J'ai une petite histoire à te raconter. Comme tu le sais, je médite ; et de temps en temps je médite avec mon téléphone et ta voix... Je m'installe le plus droit possible assise en tailleur avec un plaid sur les jambes pour être plus confortable. Je choisis le thème selon mon humeur et mets mon téléphone sur haut parleur. Eh bien figure-toi que mon chat, dès qu'il entend le son de ta voix, arrive, s'installe confortablement en rond sur mes jambes et se met à ronronner... La première fois, cela m'a étonnée, car c'est un chat indépendant, et qu'il vienne de lui-même s'installer sur moi est exceptionnel... Donc j'étais partagée entre le petit bonheur que j'éprouvais à le sentir blotti contre moi, et le fait que mon esprit n'était plus tout à fait à ce que j'étais sensée faire : me concentrer sur ma respiration. Depuis j'ai accepté sa présence... et son ronronnement... et je médite. C'est quand même drôle cette histoire de chat qui apprécie la méditation ! Tu pourrais élargir ta cible : humains... et animaux ! Mais je plaisante, tu as déjà assez d'activités ;-) »

Je pense alors à une autre anecdote, racontée par un autre de mes amis alors qu’il apprenait la pleine conscience : « J’étais installé au salon, sur mon coussin, et je venais à peine de commencer mon exercice quand j’ai entendu la porte s’ouvrir doucement, et j’ai reconnu les petits pas de ma fille qui s’approchait doucement, se demandant ce que j’étais en train de faire. J’ai fait comme si je ne l’entendais pas, et après m’avoir observé, elle s’est assise précautionneusement à mes côtés, en m’imitant. J’ai résisté à l’envie d’ouvrir discrètement les yeux pour l’observer, et je n’ai rien dit : je trouvais ça touchant et très mignon, et j’étais content qu’elle vienne d’elle-même expérimenter la pleine conscience, comme ça, sans contrainte aucune… »

Et un souvenir encore plus lointain me revient alors, une petite histoire qui avait eu lieu un jour que nous étions sortis de Sainte-Anne avec un groupe de patients méditants pour une séance en plein air. C’était le printemps, il faisait grand beau temps, et nous avions marché jusqu’au Parc Montsouris, juste à côté de l’hôpital. Nous étions tous pieds nus dans l’herbe, dans un coin du parc, debout, les yeux fermés, à nous centrer sur toutes les sensations présentes. De temps en temps, j’ouvrais les yeux pour voir si tout était OK avec les patients. Et à un moment, je m’aperçois que deux jeunes filles inconnues nous avaient rejoints : elles s’étaient mises elles aussi pieds nus, debout les yeux fermés, et respiraient tranquillement à nos côtés, ivres des sensations de cette belle fin d’après-midi de printemps. Le temps que nous terminions l’exercice et que tout le monde rouvre les yeux, elles étaient reparties ; je n’ai jamais pu leur parler pour savoir ce qui les avait conduites à s’arrêter pour méditer avec nous.

C’est drôle ce pouvoir attractif des personnes qui méditent. Je me suis souvent demandé quel en est le mécanisme. Est-ce le bien-être que nous procure la proximité d’une personne ou d’un groupe calme, tranquille, apaisé ? Qui ne fait rien de particulier ni de compliqué, qui ne poursuit aucun but ? Ou bien s’agit-il d’une contagion, d’une extériorisation des deux grandes attitudes qui fondent la pleine conscience : être accueillant envers tout ce qui vient et qui compose notre expérience de chaque instant, et être bienveillant envers soi-même ? Ces deux manifestations de l’état d’esprit des méditants se perçoivent-elles intuitivement de l’extérieur ?

Car, tôt ou tard, tout ce que nous construisons au dedans de nous-même devient perceptible au dehors...


Illustration : Île d’Iriomote, Okinawa, 2000, par Gérard Rondeau (merci Passou).

lundi 18 avril 2016

Couillons à moteur



L’été dernier, nous étions en vacances au Pays Basque, avec tout un groupe d’amis, dans une grande maison très calme, au milieu des montagnes. Le premier jour fut merveilleux : nous entendions le chant des oiseaux, le passage du vent dans le feuillage des arbres, les bêlements des troupeaux de moutons, les rumeurs lointaines des vallées voisines.

Mais au deuxième jour, dès le matin, un bruit de moteur persistant et énervant fit son apparition : de petits ULM sillonnaient le ciel. Toute la journée. Et ils le firent tous les jours de beau temps.

Ce n’était pas méchant, car ils ne survolaient pas exactement notre flanc de vallée, mais c’était pénible. Bien plus que ne pouvait l’être le bruit des machines agricoles : il est dans l’ordre des choses que les paysans travaillent en été, et après tout c’est leur territoire, sur lequel nous ne sommes que des invités de passage. Par contre, les vols d’ULM ne nous paraissaient pas indispensables à la vie du Pays Basque. Un de mes amis, agacé par leur bourdonnement inutile, les appela aussitôt les « couillons à moteur ». Et tous les matins, nous nous demandions en riant s’il ferait beau et s’il y aurait beaucoup de couillons à moteur dans le ciel.

Mais cette situation était aussi intéressante parce qu’elle posait un dilemme moral : qui sommes-nous pour juger ces gens ? Ils prenaient sûrement plaisir à leur vol, ce devait être magnifique de voir le paysage de montagnes d’en haut, avec l’océan au loin. De plus, ils ne le faisaient pas pour nous déranger mais pour prendre du plaisir, leur plaisir. Cependant, leur bruit permanent (du moins les jours de beau temps) et insistant était une agression pour nos oreilles. Je me souviens d’avoir lu un jour un article qui calculait qu’une mobylette sans pot d’échappement traversant une grande ville à trois heures du matin pouvait réveiller des milliers de personnes à elle seule. Le plaisir de quelques uns peut ainsi gâcher celui de très nombreux autres.

J’ai eu l’impression; cet été-là, que les « couillons à moteur » étaient bien plus nombreux qu’autrefois : car, outre ceux qui volaient, nous en avons aussi croisé qui conduisaient des Quads pétaradants dans de petits sentiers de montagne, et nous en avons aperçu d’autres encore au large des plages, lors de nos baignades, qui faisaient vrombir de gros scooters de mer. Mais au-delà des petits dérangements qu’elle nous fait subir, cette multiplication est avant tout une source de pollutions et de détériorations environnementales multiples : consommation d’essence inutile (on peut monter sur des montagnes, pédaler ou ramer pour autant de plaisir), ravinements des chemins (pour les quads) ou dangerosité (pour les scooters de mer). Et surtout, surtout, pollution sonore par démolition méthodique du silence et du calme, ces ressources naturelles merveilleuses et vitales, dont les citadins ont tellement besoin et qu’ils viennent chercher loin des villes !

Alors, c’est décidé, si cet été des couillons à moteur sillonnent à nouveau le ciel, je rédigerai une petite lettre à la mairie du village d’où démarrent les ULM. Pas pour rouspéter, non. Juste pour rappeler aux décideurs locaux le charme, les vertus et les promesses du silence pour la beauté de leur campagne et la santé de leur tourisme !


Illustration : un vieux berger, par Jean Dieuzaide, grand photographe toulousain. Regarde-t-il passer - avec un mélange de tristesse dans le coeur et d'amusement dans les yeux - un couillon à moteur ?

PS : cet article a été initialement publié dans la revue Kaizen en 2015.

jeudi 31 mars 2016

Intranquille, gare de Lille



C’est après un grand congrès auquel j’ai participé. Je suis sur le chemin du retour, j’arrive à la gare, et j’ai un peu d’avance avant que mon train n’arrive.

Il fait froid dans le hall, alors qu’un beau soleil d’hiver éclaire la matinée ; je sors m’installer sur un banc pour en profiter et savourer la lumière et l’instant.

Mais ce n’est pas si simple.

Rapidement, deux jeunes filles viennent me demander « un peu de monnaie ». Je n’ai pas envie de leur donner, mon porte-monnaie est au fond de ma valise, je n’ai pas envie de tout ouvrir et déballer sous leurs yeux, d’obtempérer à leur sollicitation formulée avec un mélange d’agressivité et d’indifférence feinte (je me doute bien qu’elles préféreraient avoir de l’argent plutôt que d’en demander). J’ai aussi l’impression, l’intuition, que c’est pour acheter de la drogue. Je refuse, elles s’éloignent.

Je m’installe un peu mieux et ferme les yeux pour voir le soleil à travers mes paupières.

Mais un monsieur arrive, allume une cigarette, et se tient debout à quelques mètres de moi, juste dans l’axe du petit vent froid qui souffle ce jour-là. Et qui rabat toute la fumée de la cigarette dans mes narines. Je regarde le fumeur pour voir s’il comprend que cela me gène, mais il ne comprend pas, ou fait semblant de ne pas comprendre ; il se dit peut-être « on nous empêche déjà de fumer à l’intérieur, alors ceux qui veulent en plus nous l’interdire à l’extérieur peuvent aller se faire voir ». Je note que les 9 dixièmes du temps il ne tire pas sur sa clope mais la laisse se consumer à l’extérieur ; c’est cette fumée, même pas filtrée par ses poumons, qui arrive dans les miens, et je n’aime pas ça. Comme j’ai la flemme de lui demander d’arrêter, je vais m’asseoir un peu plus loin sur un autre bout de banc.

Bien installé, je ferme les yeux, et souris doucement, je suis content d’être là, même dans le froid, même dans le bruit de la circulation, je suis mieux à cet endroit que dans le grand hall froid et bruyant de la gare.

« Monsieur, s’il vous plait ? » Un jeune homme m’arrache à mes pensées. Il voudrait lui aussi un peu d’argent. Quelques minutes après, une jeune gitane m’en demande aussi, avec le visage fermé d’une enfant dont la vie est dure et qui s’est résignée à ne pas être aimée.

Bon. Je n’y arriverai pas. Mon attente à moitié normale (passer un quart d’heure tranquille, sur un banc au soleil, en attendant mon train) est aussi à moitié chimérique, car je suis dans un lieu public, un lieu de passage, où chacun vient chercher ce dont il a besoin : soleil, tranquillité dans mon cas ; possibilité de fumer pour le monsieur ; argent pour les autres. C’est normal, c’est le monde réel. Mes droits n’y sont pas supérieurs à ceux des autres. En l’occurrence, ils me semblent mêmes moins impérieux, moins prioritaires.

Alors, ce matin là en tout cas, je ne m’agace pas. J’ai plutôt de la tendresse et de la compassion pour tous ces humains qui m’ont empêché de profiter tranquillement de mon bout de banc au soleil. Je comprends bien pourquoi ils m’ont dérangé. Et je comprends aussi que si je veux être tranquille, ce ne sera pas à cet instant et à cet endroit.

Je me relève pour rentrer dans le hall. J’aperçois un vieux monsieur, très pauvrement vêtu, presque en haillons, qui mendie près de la porte. Je réalise soudain que mes quémandeurs précédents étaient bien vêtus, en comparaison, avec des vêtements en bon état, plutôt à la mode. Je fais alors ce que je n’ai pas voulu faire jusque là, je sors un peu d’argent de mon porte-monnaie et je lui donne en passant, en lui souriant. Il a l’air presque étonné.

Je n’aime pas sélectionner les personnes à qui je donne de l’argent, j’ai toujours l’impression de faire quelque chose d’absurde. Si on mendie, c’est qu’on en a besoin, un point c’est tout, c’est qu’on ne peut pas faire autrement. Mais voilà, ce matin là, mes petits agacements du début m’ont fait dire non. Puis mes états d’âme de compassion, mon renoncement à obtenir du calme, ma vision des habits déchirés du vieux monsieur ont décoincé mon blocage. Je lui donne avec joie et légèreté.

Je descends dans le hall froid. Personne ne me demande plus rien, des lois et des vigiles écartent les mendiants et les fumeurs, mais je n’ai plus le soleil et l’air frais. J’ai choisi entre deux univers. Je me demande si j’ai fait le bon choix, entre le monde réel de l’extérieur, beau et dérangeant, et le monde virtuel de la gare, où j’ai la paix sans le soleil.

Une voix de femme robotisée annonce que mon train entre en gare. Le débat sur le bon choix est clos. Je connais de toute façon la réponse. Vivre les yeux ouverts, c'est comme marcher pieds nus : parfois le sol est doux, parfois il nous fait mal. On ne peut pas passer sa vie pantoufles au pied.


Illustration : le cimetière de Negombo, au Sri-Lanka, un endroit où être vraiment tranquille, que l'on y soit visiteur ou résident (photo de Karolina Sikorska)...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en mars 2016.


jeudi 24 mars 2016

Mort et désolation à Bruxelles



Un de mes amis bruxellois à qui je demande de ses nouvelles après les attentats me répond :

"Pour moi-même, pas de problème, si ce n'est des ampoules à chaque pied : je me suis retrouvé coincé dans les transports lors des explosions, et je suis rentré chez moi à pied, plus d'une heure et demie de marche... Et surtout de la désolation : je pense à ces enfants qui vont rentrer de l'école et auxquels on devra annoncer “papa ou maman ne rentrera pas ce soir, on ne le verra plus“... Et aussi à ces gens qui, ayant pris les transports en commun pour réduire la pollution, vont devoir vivre en chaise roulante, aveugles ou sans mains. Des centaines de personnes vont souffrir d'acouphènes..."

Au milieu de cette tristesse et de cette désolation, son message m'émeut et me réconforte : ce qui domine chez lui, comme chez la plupart des humains face à ce drame et à tous les autres, c'est le souci de la souffrance d'autrui, l'empathie, la compassion, la fraternité.

Bienveillance et fraternité ne suffisent jamais à faire reculer la violence, surtout lorsqu'elle est méthodique, réfléchie, idéologique, obtuse. La justice, la police, l'éducation, la fermeté, le courage, la solidarité restent indispensables.

Mais la bienveillance et la fraternité sont les seules à même de freiner la diffusion des peurs et des haines réciproques, elles seules sont à même de préserver notre discernement, de ne pas ajouter de vaines colères, des ressentiments destructeurs et aveuglants, dans cet indispensable et délicieux "vivre ensemble" dont parlent les sociologues.

Que la la justice soit faite, mais que la fraternité soit un rempart contre tous les discours et tous les actes de haine...


Illustration : la version vêtue de L'Espérance, par Pierre Puvis de Chavannes.


jeudi 10 mars 2016

Aube et aurore



Récemment, j’ai appris que « aube » et aurore », ce n’était pas la même chose.

L’aube, c’est juste avant l’aurore, quand la lumière commence à dissiper les ténèbres et à blanchir la voûte étoilée ; c’est l’annonce du jour qui vient. Victor Hugo écrit ainsi : « L'aube paraissait à peine ; tout était encore baigné du sombre de la nuit ».

L’aurore, c’est juste après l’aube, quand la lumière se fait dorée et que les premiers rayons du soleil apparaissent. Quand je faisais du grec au collège et au lycée, je me souviens que dans l’Iliade et L’Odyssée, Homère parlait très souvent de « l’aurore aux doigts de rose », et nous rappelait que les grecs étaient des matinaux, comme tous les peuples anciens.

Il me semble que notre époque, elle, aime davantage les crépuscules.

Le crépuscule, c’est plus facile à admirer : pas besoin de se lever tôt. Mais je préfère l’aurore. Non qu’elle soit toujours plus belle ; souvent les crépuscules sont plus somptueux, plus puissants, plus immédiats dans leur magnificence.

Mais l’aube et l'aurore sont plus bouleversantes, elles nous parlent mieux de la grande énigme des fins et des commencements. Elles nous parlent mieux de la peur et de l'apaisement, du désespoir et de l'espérance. De la précarité de notre condition : autrefois, lorsque nous étions comme des animaux fragiles égarés dans la nature, lorsque chauffage et électricité n’existaient pas, la nuit était une longue angoisse, et la venue de l’aurore un joyeux soulagement. Il me semble qu’aucun peuple ancien ne célébrait le coucher du soleil, mais que tous fêtaient son lever, et chaque jour renouvelé.

L’aube, promesse du jour, fragile, mais qui annonce une force à venir ; qui nous dit : quoi qu’il advienne, ce jour de plus est une grâce, ne l’oublie pas.

L’aube qui ne promet rien d’accessoire ni de futile - « fera-t-il beau ? est-ce qu’il va m’arriver de bonnes choses ? » - mais juste l’essentiel : « il fera jour, et tu es en vie ».

L’aube qui nous amène, en douceur, vers la confiance et l’émerveillement, et qui nous rappelle que la vie est un miracle, renouvelé chaque matin…


Illustration : une aurore aux mains pleines de roses, par Fragonard.

mercredi 24 février 2016

Deux euros, exactement



Un dimanche matin, en allant faire le marché, je le vois qui attend au bout du trottoir sur lequel je m’avance vers lui, en tirant mon chariot à provisions.

Il ressemble à une sorte de Grand Duduche sans âge qui aurait pris trop de neuroleptiques ; sans doute un patient de l’hôpital psychiatrique voisin. Il me regarde arriver, et trépigne impatiemment. Je comprends qu’il va me demander de l’argent. Mon corps se raidit un peu, hésite à modifier son cap ; puis je me dis : « non, tu ne vas pas changer de trottoir pour éviter de donner 1 ou 2 euros à un mendiant ».

Quand j’arrive à sa hauteur, il m’aborde avec une élocution saccadée, précipitée, malhabile, liée aux médicaments, peut-être à l’anxiété, sûrement à l’impatience. Il veut 2 euros pour s’acheter des cigarettes, il m’annonce le prix et le programme avec sincérité.

Je discute un peu sur son projet : « le tabac, c’est pas terrible pour la santé, vous savez… » Mais il s’en fout complètement, ça ne l’intéresse absolument pas ce que je lui raconte, il répète sa demande encore plus vite. Je comprends que je perds mon temps, il n’a pas envie de discuter mais d’avoir son argent.

Alors je rigole et je sors mon porte-monnaie ; finalement, c’est très bien, je vais lui donner toutes les pièces jaunes qui m’encombrent. Je les verse dans sa main. Il compte alors très vite combien ça fait, et relève la tête vers moi, l’air inquiet : « il manque 40 centimes ! vous pouvez me les donner ? 40 centimes ! parce qu’il me faut 2 euros… »

Je rigole encore plus. Il a raison, après tout, au point où on en est, il peut tenter sa chance. Surtout que c’est encore tôt ce dimanche matin, il risque d’attendre longtemps le prochain passant, sous le sale petit crachin d’hiver.

Voilà, il a exactement ses 2 euros. Très soulagé, il me remercie à peine, et tourne les talons pour foncer vers le petit bistrot juste à côté, acheter et fumer sa dose de poison.

Je ne sais pas bien ce que je ressens. Je suis à la fois touché par sa détresse, sa fragilité ; amusé par son insistance et son culot non calculés, juste dictés par le besoin et le manque ; un peu culpabilisé de lui avoir donné de quoi s’empoisonner ; mais vaguement content quand même de ne pas lui avoir tourné le dos, de ne pas l’avoir laissé attendre dans le froid le prochain passant…


Illustration : il y a comme ça dans notre vie tout plein de petits détails tristes et beaux à la fois (photographie de Florian Kleinefenn).